Temps de lecture : 19 minutes (c’est long mais c’est le temps qu’il faut pour bien comprendre !)
Comment va l’industrie du vêtement en France ?
Pour se faire une idée, on peut aller faire un tour dans notre placard. Et compter le nombre de fois où on peut lire “fabriqué en France” sur l’étiquette.
Le (sale) état de l’industrie du vêtement en France
Si vous possédez une centaine de vêtements, vous devriez compter environ… trois étiquettes “made in France”. Peut-être une ou deux paires de chaussettes, voire un sous-vêtement ou un pull. Eh oui : seuls 3% des vêtements vendus en France aujourd’hui ont été fabriqués dans l’hexagone1.
En d’autres termes, l’industrie du vêtement en France, celle qui nous habille au quotidien, a aujourd’hui presque totalement disparu.
Mais pourtant, ce n’est pas vraiment ce qu’on lit dans les journaux. On entend parfois parler d’une “renaissance du textile” qui compterait plus de 100 000 emplois (un chiffre qui serait même en augmentation2) avec des exportations d’habillement en hausse à plus de 14 milliards d’euros… Malheureusement, ces chiffres sont trompeurs.
Quand on regarde dans le détail, ces 100 000 emplois incluent les salariés de toutes les entreprises dont les “activités principales” sont “la fabrication textile, la confection, le cuir et la chaussure”. Mais parmi ces entreprises, combien exactement fabriquent les vêtements qu’on porte au quotidien ? Eh bien, pas beaucoup. Voici comment se décomposent les 109 000 emplois du secteur de l’habillement, textile et cuir3 :
On a donc :
- 42 000 emplois dans l’industrie du cuir, qui est le principal responsable de la hausse des emplois constatée (+14 000 emplois depuis 2006). Or ces entreprises ne fabriquent quasiment pas de vêtements : pour caricaturer un peu, elles font plutôt des sacs à main de luxe, ce qui n’est pas très pratique pour s’habiller au quotidien.
- 36 000 emplois dans l’industrie textile, c’est-à-dire des tissus (filature, tissage, etc.). Or, cette industrie est en grande majorité orientée (pour les deux-tiers) vers la fabrication de textiles techniques (revêtements de siège de voitures, vêtements de travail, tissus pour l’ameublement ou le domaine médical), mais aussi de tissus pour l’ameublement ou le linge de maison. Cet éco-système autour du textile technique est heureusement assez dynamique en France, mais il n’est pas orienté vers l’habillement.
- 31 000 emplois dans la confection de vêtements. Or si on regarde dans le détail, les plus grosses entreprises identifiées dans les activités concernées (ici ou là) sont en fait des donneurs d’ordre qui font fabriquer la plupart de leurs vêtements à l’étranger : ce ne sont pas des emplois de couturiers & couturières, mais essentiellement d’administratifs et d’acheteurs, rien à voir avec une industrie locale donc. Et pour le reste, il s’agit surtout d’ateliers de confection qui fabriquent pour l’industrie de luxe (jusqu’à 90% de leurs clients). Et donc, parmi ces 31 000 emplois, il y en a très peu qui fabriquent des vêtements..
En fait, sur ces 109 000 emplois, il n’y en a que quelques milliers (probablement pas plus de 10 000) qui sont vraiment dédiés à habiller la France au quotidien.
Si on exclut les ateliers de confection, qui travaillent aujourd’hui surtout pour le luxe, il ne nous reste en France qu’une cinquantaine de petites usines qui travaillent réellement dans le vêtement : quelques filateurs, tisseurs, tricoteurs ou teinturiers sur des segments de niche (on en a fait une liste sur ce document, n’hésitez pas à en rajouter si vous en connaissez d’autres). À titre de comparaison, le Bangladesh compte plus de 8 000 usines dédiées au vêtement4, soit presque 200 fois plus…
Et ce sont ces mêmes usines qu’on voit et revoit dans les reportages TV pour montrer qu’on peut encore fabriquer des vêtements en France. Elles sont souvent labellisées “Entreprises du Patrimoine Vivant” et à raison : elles sont les gardiennes d’un savoir-faire qui disparaît de jour en jour. Mais pour combien de temps encore ? Beaucoup d’entre elles sont aujourd’hui en grande difficulté, à l’image de Velcorex dans les Vosges ou de Lemahieu dans le Nord.
Quant à ces 14 milliards d’exportations d’habillement parfois évoqué dans les médias, d’où viennent-ils ? Il y en a une partie qu’on doit au luxe, mais sinon ce sont surtout des ré-exportations de vêtements : les grandes marques françaises (Kiabi, Décathlon, etc.) stockent des vêtements fabriqués à l’étranger dans leur entrepôts français puis les envoient dans leurs magasins à l’étranger pour les vendre là-bas : comme le précise l’INSEE, 75% des exportations françaises de textile viennent des importations.
Bref, en d’autres termes, l’industrie française du vêtement du quotidien a presque totalement disparu… et beaucoup des usines restantes connaissent de grandes difficultés. Bref, nous avons quasiment entièrement délocalisé une industrie qui permet pourtant de couvrir un besoin a priori fondamental de sa population : s’habiller.
Pourquoi ? Surtout parce qu’un vêtement… c’est mou.
2. Pourquoi on n’a plus d’industrie d’habillement en France
L’industrie textile fabrique des objets souples, et ça change tout. Pourquoi ? Parce que, lorsque les matières sont molles, on ne sait pas remplacer la main humaine par une machine.
Petit rappel : pour fabriquer un tissu ou un vêtement, il faut effectuer un certain nombre d’étapes :
Évidemment, ces étapes utilisent toutes des machines. Mais c’est quand on arrive à la dernière étape, celle de la confection, que la machine est la plus… modeste :
Oui, c’est la machine à coudre, et elle demande une couturière ou un couturier habile pour la faire fonctionner. Donc contrairement à des matières métalliques ou plastiques rigides que des robots peuvent attraper et déplacer, seuls des humains peuvent assembler des tissus pour les coudre ensemble. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de l’automatiser : l’histoire regorge d’exemples d’essais avortés pour créer des robots qui fassent la confection à la place des humains. L’Etat japonais lui-même y a investi plus de 100 millions de dollars dans les années 805. Même la DARPA (l’agence américaine pour la recherche dans la Défense) a investi dans des startups de robotisation pour coudre des t-shirts6. Mais à chaque fois, ces tentatives ont fait chou blanc.
Il n’y a pas le choix : pour fabriquer un vêtement, il faut de la main d’œuvre humaine, en particulier pour l’étape de confection. Coudre un t-shirt par exemple, cela prend 5 minutes. Pour un jean, c’est presque impossible de descendre en dessous de 15 minutes7. Les vêtements ont donc été les candidats parfaits pour la délocalisation : ils sont faciles à transporter, non périssables et, puisqu’ils demandent pas mal de main d’œuvre, il y avait un énorme avantage compétitif à délocaliser la production dans les pays où les salaires sont très bas.
Donc à partir des années 60-70, dès que les cargos ont permis de transporter les marchandises pour pas trop cher, le secteur textile a été un des premiers à délocaliser. Une tendance qu’on a pu voir dans presque l’ensemble des pays occidentaux.
Coup de grâce : en 2005 (il n’y a pas si longtemps !), les Accords Multifibres prennent fin : cette réglementation plafonnait les importations de textile pour protéger les industries des pays occidentaux. Les importations en provenance d’Asie se sont alors envolées9, et face à cette concurrence, ce qui restait de l’industrie textile française a volé en éclats.
Et les conséquences sont plus graves que ce que l’on pourrait penser.
3. Les conséquences de la disparition de l’industrie du vêtement
Avant d’évoquer les conséquences pour la France, rappelons quand même une évidence : le problème des délocalisations concerne d’abord les pays où nous délocalisons.
On dit pudiquement fabriquer dans des “pays à bas coûts”, mais il faut regarder de près ce que cela signifie : les entreprises ont délocalisé leur production dans des pays où les salaires sont loin de permettre de vivre dignement. Au Bangladesh, par exemple, même si le temps de travail est de 60h par semaine, le salaire mensuel minimum n’atteint que 38% du salaire vital, le revenu nécessaire pour couvrir l’ensemble des besoins fondamentaux. Donc concrètement, si on fait fabriquer un t-shirt là-bas, cela signifie que les ouvriers et ouvrières, malgré des horaires de travail énormes, ne pourront pas se loger décemment, manger à leur faim ou payer l’école de leurs enfants : c’est un travail qui permet juste de survivre, mais pas de vivre. Les conditions de travail y sont tellement désastreuses que la population s’est même récemment révoltée – des manifestations violemment réprimées par le gouvernement.
Sans compter qu’en délocalisant la production, on a aussi délocalisé la pollution (et même : on l’a augmenté, car les normes environnementales dans ces pays y sont souvent moins élevées et moins appliquées que chez nous). De multiples scandales l’ont rappelé ces dernières années : rivières polluées par les usines de teinture10, rejet de perturbateurs endocriniens dans l’environnement11, taux de plomb trop important dans les vêtements12, pour n’en citer que quelques-uns.
Voilà peut-être le principal problème de cette délocalisation : elle abîme les gens et l’environnement dans les pays qui dorénavant fabriquent. Et comme c’est loin, nous ne nous sentons pas vraiment concernés au moment d’acheter nos vêtements. Loin des yeux, loin du cœur.
Cela étant posé, même si c’est un peu autocentré, parlons des conséquences pour la France.
A- Les problèmes sociaux : le chômage, mais pas que
Contrairement aux entreprises du tertiaire qui se concentrent dans les grandes villes, les usines ont besoin d’espace et de loyers moins élevés. Elles créent donc des emplois plutôt sur les territoires ruraux, dans les petites et moyennes villes. Jusque dans les années 70-80, les régions françaises étaient ainsi recouvertes d’usines spécialisées dans différents savoir-faire : filatures dans le Nord, bonneterie dans l’Aube, tissage dans les Vosges…
Quand les usines ont fermé, les emplois ont disparu et ne sont pas revenus : la plupart des anciens bassins industriels textiles connaissent un taux de chômage qui reste aujourd’hui plus élevé que dans le reste de la France13. D’autant que quand les usines ont fermé, ce sont aussi les boulangeries, les cafés, les bureaux de Poste, bref une bonne partie de l’économie locale qui a mis la clé sous la porte.
Mais il n’y a pas que le problème du chômage : il y a aussi celui de la précarisation des métiers. Les conditions de travail dans les usines textiles étaient souvent difficiles, mais elles donnaient des emplois relativement stables (des CDI quoi) et parfois des perspectives de carrière – sans compter les avantages sociaux issus de certaines formes de paternalisme industriel (éducation, logement, soins médicaux…). Aujourd’hui, les métiers disponibles dans ces anciens bassins industriels ont beaucoup évolué, avec des contrats souvent plus courts et précaires15. L’emploi industriel a été remplacé par des emplois de service, moins qualifiés, moins rémunérés et souvent aux conditions de travail précaires. On constate par exemple une forte augmentation des métiers de la logistique et du transport dans le Nord et dans l’Est 16 (pour caricaturer : au lieu de fabriquer les objets en France, on stocke et on livre ceux qui viennent de l’étranger…), avec des salaires bas, une forte proportion de contrats d’intérims et d’auto-entrepreneurs, des horaires décalées pour les chauffeurs routiers…. Et comme dans de nombreuses zones rurales dont la population est vieillissante, de plus en plus de personnes travaillent dans le soin et l’aide à la personne, avec des conditions de travail très compliquées (travail morcelé, salaires très faibles…)17.
Et au-delà de cette précarisation, il y a aussi les pertes de statut social. Dans les usines, on pouvait développer de vrais savoir-faire techniques valorisants18. Les métiers donnaient une vraie fierté ou une place dans la société locale, d’autant que les vêtements et tissus fabriqués étaient des objets tangibles, visibles de tous. Le tout dans une vie locale riche et structurée par la présence des usines sur ces territoires : fort maillage de bistrots et cafés, clubs de foot ouvriers, création d’associations d’éducation populaire par les syndicats, etc. Benoît Coquart, un sociologue qui a mené une longue étude19 dans le Grand Est où de nombreuses usines textiles ont fermé, en donne une bonne illustration : “L’activité industrielle […] offrait un moyen de cultiver des appartenances communes dont on pouvait se sentir “fier”. On était de tel ou tel village, il y avait des cafés et des bistrots, des associations, une usine à deux pas.” Aujourd’hui, les métiers du soin, de l’aide à la personne ou de la logistique sont, malgré leur rôle crucial, moins valorisés socialement : ils sont moins visibles et ne donnent plus la même place dans la société locale. Toutes ces difficultés ont fini par créer des divisions au sein même de ces territoires : les personnes sans emploi ou qui enchaînent les petits boulots se retrouvent fortement stigmatisées. Benoît Coquart donne l’exemple de l’équipe de foot du village qui part en déplacement et qu’on appelle “le bled des cassos”…
Au-delà du social, il y a aussi l’aspect écologique. En supprimant les usines textiles de France, il y avait l’idée d’évacuer les activités les plus polluantes… On évoquait plus haut les pollutions locales comme les rejets dans les rivières ou les diffusions de perturbateurs endocriniens, mais ce serait oublier une pollution, qui, elle, n’a pas de frontières : les gaz à effet de serre.
B- Les problèmes écologiques : n’oublions pas le CO2
Un vêtement fabriqué à l’étranger émet souvent bien plus de CO2 qu’en France, car l’énergie qui fait tourner les machines dans les pays de production à bas coûts émet en général beaucoup plus de gaz à effet de serre qu’en France et en Europe. Par exemple, un vêtement fabriqué en Chine, où l’électricité vient principalement des centrales à charbon, émet deux fois plus de gaz à effet de serre que le même fabriqué en France20.
Mais surtout, au-delà de la pollution par vêtement, il y a le problème de l’augmentation du nombre de vêtements fabriqués. “Grâce” aux délocalisations, les prix des vêtements ont baissé et la consommation des vêtements en France a plus que doublé depuis le début des années 8021 pour atteindre 40 vêtements achetés par Français et par an22.
Or produire, c’est polluer : les émissions de gaz à effet de serre du textile ont augmenté à peu près au même rythme que les volumes de production. Dans ce contexte, il est impossible pour l’industrie textile de réduire ses émissions de gaz à effet de serre.
Bon ok, la désindustrialisation textile a été catastrophique d’un point de vue social et environnemental… Mais ça été une bonne chose pour notre économie, non ?
C’est vrai qu’on pourrait se satisfaire d’avoir délocalisé une industrie pas très stratégique. Contrairement par exemple à l’agroalimentaire ou l’industrie pharmaceutique, l’industrie textile n’est pas vraiment critique. Si on ne peut plus se nourrir, on meurt. Si on ne peut plus se soigner, on meurt aussi. Par contre, en cas de crise grave, on a bien assez de vêtements dans nos placards pour survivre pendant des années, sans compter qu’on pourra toujours les réparer. Certes, l’épisode de la pénurie de masques pendant l’épidémie du Covid-19 a pu donner un semblant d’importance stratégique aux usines textiles. Mais de manière générale, comme le rappelle ce rapport du Haut Commissariat au Plan, les produits de la mode ne sont pas vitaux.
Mais en fait, si les vêtements en tant que tels ne sont pas stratégiques, le déficit commercial qu’ils génèrent finit, lui, par l’être.
C- Les problèmes pour notre économie : le déficit et les risques associés
En 2023, on a tellement importé de vêtements de l’étranger que le textile-habillement a généré plus de 10 milliards d’euros de déficit commercial pour la France, ce qui représente près de 20% du déficit global hors énergie du pays24.
Si on regarde en arrière, le tableau est encore plus noir, car le secteur du textile est en déficit depuis très longtemps : rien que depuis 1993, la France a accumulé plus de 240 milliards d’euros de déficit commercial à cause du seul secteur de l’habillement25…
Et ces déficits commerciaux à répétition ne sont pas sans conséquence : pour les financer, la France doit s’endetter. Et à force, ça commence à faire beaucoup d’argent. En 2023, notre endettement net vis-à-vis du reste du monde était de 793 milliards d’euros26 : s’il continue à augmenter, il pourrait poser des risques de solvabilité pour la France et générer une crise financière grave27 (on se rapproche d’ailleurs du seuil d’alerte de 35% du PIB défini par la procédure européenne de déséquilibre macroéconomique). Or, avec ses 240 milliards de déficits cumulés depuis 1993, l’habillement a une responsabilité historique de près d’un tiers de cette dette. Les vêtements ne sont donc pas des produits “vitaux” ou “stratégiques” en tant que tels, mais l’absence d’industrie d’habillement en France génère une dette qui menace à terme notre économie.
Ok, on a compris : la disparition de l’industrie textile a créé un paquet de drames sociaux, environnementaux et économiques… Mais est-ce que pour autant, on doit la relocaliser en France ?
Après tout, la balance commerciale n’a pas vocation à être équilibrée poste par poste. On pourrait plutôt vouloir ré-industrialiser d’autres secteurs économiques “à plus haute valeur ajoutée” et laisser le textile, a priori plus intense en main d’œuvre, aux “pays à bas coûts”.
On pourrait se dire qu’on va, en gros, exporter des avions Rafale et importer des t-shirts H&M. Un conseiller de Bruno Le Maire disait d’ailleurs que “l’avenir industriel n’est pas dans dans la fringue, mais dans la montée en gamme”28.
Alors, faut-il se résigner et admettre que notre industrie textile est définitivement condamnée ?
4. Faut-il relocaliser la fabrication de nos vêtements en France ?
Pour répondre à cette question, il faut revenir aux fondamentaux de l’industrie : les machines. On vous parlait plus haut des machines à coudre qui demandaient beaucoup de main d’œuvre. Mais ça, ce n’est que pour la dernière étape de fabrication des vêtements. Pour les étapes amont, l’industrie textile utilise des machines bien plus imposantes. Comme par exemple :
Et année après année, ces machines sont de plus en plus nombreuses et perfectionnées. Résultat : dans l’amont de la fabrication des vêtements, les coûts de main-d’œuvre ne représentent plus tant que ça par rapport aux coûts des matières premières, des machines et de l’énergie pour les faire tourner.
Aujourd’hui, en théorie, les différentiels de coûts entre les pays occidentaux et les pays à bas coûts ne sont plus si énormes. Dans une étude de 2018, la fédération des fabricants de machines textiles a calculé le différentiel de coût théorique d’un tissu entre différents pays, dans le cas où les usines disposeraient des machines les plus récentes. Dans ces conditions, un mètre de tissu fabriqué en Chine ne coûterait aujourd’hui que 24% de moins qu’en Italie. Car même en Italie où la main d’œuvre coûte cher, elle ne représenterait qu’une petite partie du coût total quand on prend en compte les machines, l’énergie et la matière première :
À l’avenir, avec l’amélioration continue des machines, l’augmentation des coûts de l’énergie et la remontée des coûts de main-d’œuvre dans certains pays émergents, cet écart ne fera que diminuer.
Dans ces conditions, l’industrie textile ne semble aujourd’hui pas si différente des autres secteurs comme la chimie, l’automobile ou l’aéronautique : les coûts de main-d’œuvre représentent une partie des coûts, mais pas la majeure partie. Avec les meilleures machines partout à toutes les étapes de fabrication, il serait donc envisageable de compenser la moindre “compétitivité-prix” des pays occidentaux par une meilleure “compétitivité hors-prix” : par exemple via une meilleure qualité, une meilleure réactivité, une plus grande proximité géographique ou une meilleure connaissance du marché. D’ailleurs, c’est bien ce qu’a réussi à faire l’Italie, qui dispose encore d’une industrie textile très solide dans la fabrication de tissus pour l’habillement.
Certes, il y a toujours l’étape finale de confection qui demande beaucoup de main-d’œuvre (souvenez-vous, c’est celle avec les machines à coudre), et qui peut créer encore des grosses différences de compétitivité-prix. Par exemple, coudre des chemises ou des pantalons demande tellement de temps qu’il est très difficile d’avoir des coûts acceptables en France. Mais tous les vêtements ne demandent pas autant de temps de confection : par exemple les pulls, les chaussettes ou même les t-shirts peuvent être fabriqués localement sans que les coûts explosent pour autant. Et puis surtout, il est tout à fait envisageable d’envoyer des tissus à l’étranger pour les y faire confectionner, comme certaines marques le font déjà par exemple au Portugal. D’un point de vue environnemental, cela a du sens : les machines des étapes amont de la fabrication sont celles qui consomment le plus d’énergie. Fabriquer les tissus en France ou en Europe, avec des énergies moins carbonées, permet de réduire les émissions de gaz à effet de serre de l’industrie textile.
Bref, n’en déplaise à ce conseiller de Bruno Le Maire, penser que le textile est une industrie du passé qui doit disparaître et qu’il faut uniquement “monter en gamme” pour construire des fusées ou des semi-conducteurs, c’est une idée largement fausse. D’ailleurs, on nous répète depuis des décennies que l’industrie française doit se spécialiser dans les hautes technologies pour s’en sortir : force est de constater que ça a été une stratégie assez peu payante. Il est sans doute illusoire de vouloir se spécialiser dans les industries “à haute valeur ajoutée” si on ne possède pas les savoir-faire de base et si on n’a plus de culture industrielle globale. Et puis, n’est-il pas un peu naïf de penser que les pays émergents vont se contenter de fabriquer du bas de gamme ? La Chine et l’Inde sont en train de démontrer qu’elles peuvent réussir dans les plus hautes technologies.
En réalité, il faut que la France re-développe une industrie aussi sur les produits de grande série, en investissant suffisamment dans l’automatisation et la robotisation. Ça peut être dans l’agro-alimentaire ou l’automobile, mais aussi dans l’industrie textile : que ce soit dans les tissus techniques ou les étapes amont de fabrication des vêtements, on peut y parvenir. C’est ce qui peut permettre de réduire notre déficit commercial : au lieu de vouloir “monter en gamme” et vendre des objets à l’étranger (comme des avions ou des sacs à main), on peut aussi fabriquer localement ce qu’on consomme.
Mais alors, comment on fait ?
Pour redonner sa chance au secteur textile, il faut avant tout adopter des règles du jeu plus équitables. On vous explique pourquoi.
5. Comment redonner sa chance à l’industrie textile ?
Dans les multiples articles ou rapports sur la ré-industrialisation de la France, on lit souvent les mêmes choses : il faut faire sauter “les barrières du mille-feuille administratif”29, “baisser les impôts de production”30, “flécher la commande publique”31…
Tout ça, c’est en partie vrai. Mais dans le textile, il ne faut quand même pas oublier l’éléphant au milieu de la pièce : les usines de vêtements de Chine ou au Bangladesh fabriquent à des prix très bas, d’abord parce qu’on y paye les gens des salaires de misère, que les normes environnementales y sont moins strictes, voire inexistantes, et qu’on fait tourner les usines avec des énergies ultra-carbonées bon marché (exemple : du gaz russe en Chine ou au Bangladesh). Tout ça biaise le comparatif des coûts de production pays par pays qu’on montrait plus haut : même si les usines françaises tournent avec des machines dernier cri, les différences de normes sociales et environnementales sont telles que l’écart de coûts reste trop important.
Bref, il existe une “prime au vice”, un avantage compétitif à mal faire.
Si on veut voir un jour ré-apparaître une industrie textile en France, il faut donc d’abord remettre en place les conditions d’une concurrence loyale avec les autres pays. L’idéal serait de faire en sorte que les pays à bas coûts adoptent des normes sociales et environnementales aussi ambitieuses que les nôtres (voire meilleures !), mais ça risque de prendre beaucoup, beaucoup de temps… Alors en attendant, il faut pénaliser – voire interdire – les importations de vêtements dont la fabrication se fait dans des pays moins-disants socialement et écologiquement.
C’est aussi une des conclusions du récent rapport sur la ré-industrialisation demandé par Bruno Le Maire à l’expert de l’industrie Olivier Lluansi : “Notre industrie […] souffre d’un déficit majeur de compétitivité. Non de son fait, mais de celui d’une compétition déloyale avec les autres puissances-continents, Amérique du Nord ou Asie. Résoudre cette situation par la seule réduction des coûts conduirait à renoncer à notre modèle social ou à nos ambitions environnementales ou aux deux. Cela n’est pas acceptable. Pour retrouver une compétition à la loyale, tout en assumant nos valeurs, nous devons réintroduire des règles justes dans le commerce international.”
Concrètement, en termes de réglementations, ça donnerait quoi ? Tout reste à imaginer, mais voici déjà quelques exemples :
- Élargir le périmètre de la loi sur le devoir de vigilance, qui pénalise financièrement les multinationales portant atteinte aux droits humains et environnementaux. En s’appuyant sur cette loi, des ONG ont déposé plainte en France contre certaines marques qui utilisaient le coton récolté par les Ouïghours dans des conditions proches de l’esclavage. Ne devrait-on pas élargir le périmètre de cette loi pour cibler les marques qui produisent dans des usines où les salaires versés sont trop éloignés du salaire vital ?
- Des normes d’accès au marché européen plus strictes qu’aujourd’hui. Les normes REACH permettent déjà d’interdire l’importation des vêtements qui contiennent certaines substances chimiques. Mais ne pourrait-on pas étendre ces normes en interdisant l’introduction sur le marché européen des vêtements dont la fabrication est la plus polluante ? C’est l’objectif de la future réglementation européenne ESPR, encore faut-il qu’elle soit suffisamment ambitieuse…
- Un “bonus-malus” basé sur l’écart entre salaire minimum et salaire vital, une sorte de “mécanisme d’ajustement social aux frontières”. Exemple : si une marque produit dans une usine où le salaire représente seulement 30% du salaire vital, la marque devrait payer un malus pour couvrir les 70% restants. Ce malus serait reversé aux marques qui produisent dans les usines mieux-disantes socialement. Et cela mettrait fin au chantage des marques pour maintenir les salaires bas.
- Un “bonus-malus” écologique, pour pénaliser financièrement les vêtements plus vertueux et avantager les vêtements les plus écologiques, en se basant sur l’affichage environnemental des vêtements (qui évalue l’impact en terme des vêtements en termes d’émissions carbone, de toxicité, de pollution des eaux, etc.). Mais en fait… vous savez quoi ? Cette loi, elle existe déjà et a même été adoptée en mars dernier à l’unanimité à l’Assemblée Nationale ! Problème : pour être adopté, ce texte devait être voté au Sénat… et l’Assemblée Nationale a été dissoute entre-temps. Cette loi est donc en train de tomber dans les oubliettes, mais avec le mouvement En Mode Climat, on essaie de se battre pour la faire ré-émerger.
Est-ce que de telles réglementations permettraient seules de faire renaître une industrie du vêtement en France ? Non. Elles sont un préalable absolument nécessaire pour rendre notre industrie du vêtement plus compétitive, mais elles ne suffiront hélas pas.
Quand une forêt est presque totalement rasée, elle ne repousse pas en un jour. Pour renaître, l’industrie du vêtement aura aussi besoin d’ouvriers et ouvrières bien formées, d’entrepreneurs et entrepreneuses pour créer ou reprendre des usines, de fonctionnaires qui orientent la commande publique, de marques qui jouent le jeu en achetant du made in France, de terrains mis à disposition pour les collectivités pour implanter des usines, etc. On aura aussi besoin de changements dans la culture de consommation : car même avec des machines dernier cri et une harmonisation des normes sociales et environnementales, fabriquer un vêtement en France coûtera plus cher qu’au Bangladesh. Il faudra donc aller vers plus de sobriété, accepter d’acheter moins de vêtements et les réparer plus souvent.
Tout cela prendra des années, des décennies sans doute. Alors pour y parvenir, il faut qu’un maximum de personnes partagent la même vision : il est hautement souhaitable, mais aussi tout à fait possible de refabriquer chez nous les vêtements que nous portons. La France peut réapprendre à s’habiller seule, et elle a intérêt à le faire. Qu’est-ce qu’on attend ?
Crédit illustration : Matthieu Lemarchal @tamieuh
Qui on est pour dire ça ? |
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Vous êtes sur La Mode à l’Envers, un blog tenu par la marque de vêtements Loom. L’industrie textile file un mauvais coton et c’est la planète qui paye les pots cassés. Alors tout ce qu’on comprend sur le secteur, on essaye de vous l’expliquer ici. Parce que fabriquer des vêtements durables, c’est bien, mais dévoiler, partager ou inspirer, c’est encore plus puissant. D’ailleurs, chez Loom, est-ce qu’on fabrique des vêtements en France ? Oui, quelques-uns ! En tout cas pour ceux où on peut proposer des prix acceptables même avec les coûts de main d’oeuvre française, c’est-à-dire : L’objectif est bien sûr de pouvoir en proposer de plus en plus. Mais pour y parvenir, nous avons besoin des nouvelles réglementations mentionnées dans l’article plus haut ! Au fait, on ne fait jamais de pub : si vous aimez ce qu’on écrit et que vous en voulez encore, abonnez-vous à notre newsletter en cliquant ici. Promis, on vous écrira maximum une fois par mois. |
Notes
1 : Source FIMIF. Estimation confirmée par cette étude DEFI IFM en 2024.
2 : 10 000 emplois créés selon cette tribune du ministre de l’Industrie.
3 : Chiffres de l’URSSAF pour les codes APE textiles (source). On lit parfois aussi le chiffre de 60 000 emplois pour l’industrie textile-habillement en France (hors cuir). Ce n’est pas exactement ce qu’on obtient ici avec les chiffres de l’URSSAF (36 000 + 31 000 = 67 000 emplois). Ce chiffre est issu d’un calcul de l’OPCO, dont le périmètre n’est pas exactement le même : il croise l’ensemble des codes APE avec les identifiants issus des conventions collectives textiles. Il est donc plus précis, mais il ne fournit pas la ventilation textile / confection dont on avait besoin ici pour la démonstration.
4 : 8000 usines selon ce rapport.
5 : Source : Textile et vêtement : Faire face aux mutations, Rapport OCDE 2005.
6 : Why Robots Can’t Sew Your T-Shirt, Harris Quinn pour Wired
7 : What is SMV in garments industry, Textile Scholars.
8 : Textile et vêtement : Faire face aux mutations, Rapport OCDE 2005.
9 : UE : hausse de 15 % des importations d’habillement de Chine en janvier-février, Fashion Network (23/05/2006)
10 : Asian rivers are turning black. And our colorful closets are to blame, CNN 2020.
11 : Les Dessous Toxiques de la Mode, Greenpeace 2012.
12 : Reportage de Martin Weill “Victimes de la Mode”, TMC 2022 : taux de plomb mesuré 4 fois supérieur aux normes Reach dans un vêtement Shein importé en France.
13 : Taux de chômage 3e trimestre 2021 selon l’INSEE : 10,0% dans le Nord, 10,2% dans l’Aube, 8,5% dans les Vosges vs. 7,9% en France métropolitaine.
14 : Source INSEE 2020 : 29,7% de chômage chez les 15-64 ans à Roubaix. Et avec la fermeture de Camaïeu qui avait son siège à Roubaix, le sort s’acharne sur la ville, plus que jamais victime du textile low cost.
15 : “En 2017, la part des salariés ayant signé un CDI était de 44 % dans l’industrie contre 28 % dans le tertiaire. Le secteur industriel donne ainsi à la classe moyenne des emplois à la fois mieux payés et plus stables” Source : Désindustrialisation (accélérée) : le rôle des politiques macroéconomiques, François Geerolf et Thomas Grjebine.
16 : Revue DARES 2020 Travail et Emploi : “Étant donné les exigences requises en matière de main-d’œuvre, les zones […] en déclin industriel font l’objet d’un ciblage prioritaire, la logistique devenant ainsi un axe de développement privilégié pour la revitalisation des territoires dits sinistrés. Au nord de la France, dans l’Est frontalier, dans la grande agglomération parisienne ou le bassin du Rhône, se sont donc formés des bassins d’emplois ouvriers à forte composante logistique.
17 : « Faire du domicile » à la campagne : identités professionnelles des aides à domicile pour personnes âgées dans les mondes ruraux, 2023.
18 : Professionnels du textile : se construire une conscience fière, Françoise Faye, 2005.
19 : Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin (La Découverte, 2019).
20 : Assessment of Carbon Footprint for the Textile Sector in France, Cycleco, Février 2021 : 20,90 kilos CO2eq pour un kilo de textile entièrement fabriqué en France vs 43,43 kg en Chine.
21 : En 1984, la consommation de vêtements était de 1,3 milliards en France, donc 23 vêtements / habitant / Français. Source : Enquête INSEE 1984 sur 7500 ménages. Aujourd’hui, elle est de 2,7 milliards de vêtements selon l’éco-organisme Refashion.
22 : Source : Rapport d’activité Refashion 2022. 3,3 milliards * 83% de vêtements / 67,8 millions d’habitants * 99% = 40 vêtements / habitant. Si on ajoute les chaussures et le linge de maison, on est à presque 50 pièces textiles par Français.
23 : Source Fred Economic Data.
24 : Déficit cumulé textile + habillement depuis 1993 selon les douanes françaises (hors cuir)(source).
25 : Sources Douanes Françaises, calculs sur ce document.
26 : Nos déficits commerciaux participent à creuser nos déficits de transactions courantes (qui prennent en compte notamment les échanges de services). Et à force, ça génère une dette extérieure, qu’on appelle techniquement la “position extérieure nette” de la France. Le fait qu’elle soit négative signifie que les étrangers détiennent plus d’actifs en France que les résidents français ne détiennent d’actifs à l’étranger. Plus d’informations sur le site de la Banque de France.
27 : “La position extérieure permet d’évaluer le risque, pour un pays, de connaître une crise financière à court terme (raréfaction brutale de la liquidité) ou à long terme (risque d’insolvabilité), conformément aux méthodes d’analyse auxquelles les organisations internationales ont généralement recours ». Source : La position extérieure : éléments de mesure et utilité pour la politique monétaire et la stabilité financière, Banque de France, 2003.
28 : Marine Le Pen et Eric Zemmour esquissent leurs propositions économiques au salon du Made in France, Ivanne Trippenbach pour Le Monde (15/11/2021).
29 : Réindustrialisation : pourquoi la France a tout pour réussir ? Augustin de Romanet pour Le Cercle des Economistes (27/11/2023)
30 : Bruno Le Maire: «Baisser les impôts de production est une des conditions pour réindustrialiser la France», L’Opinion (07/10/2022)
31 : La réindustrialisation de la France d’ici 2035 s’annonce comme une guérilla plus qu’une «Blitskrieg», Solène Davesne pour L’Usine Nouvelle (08/06/2024)