Renoncer au confort marginal : comment le Coronavirus nous montre qu'on peut changer de modèle de consommation
Renoncer au confort marginal : comment le Coronavirus nous montre qu'on peut changer de modèle de consommation
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La première leçon à tirer de la gestion de la crise du Coronavirus pour affronter la crise écologique qui s’annonce : renoncer à notre confort marginal.
La crise du coronavirus impose des restrictions hallucinantes de nos libertés individuelles. Ces mesures sont totalement justifiées, mais elles auraient de quoi rendre un dictateur jaloux : obligation de rester chez soi, interdiction de circuler là où on le souhaite, interdiction des réunions entre amis, interdiction de se balader dans un parc, obligation de se laver les mains et de passer du temps avec ses enfants (lol).
Et pourtant, tous les Français (et les autres) acceptent cette situation presque sans broncher.
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Face à la crise environnementale qui s’annonce, les recommandations des scientifiques sont aussi claires et unanimes : nous devons changer notre mode de vie de toute urgence. Pourtant, nous ne sommes pas prêts à faire ces efforts-là.
Entendons-nous, la crise du Coronavirus est d’une gravité extraordinaire : dans le monde, des dizaines de milliers de personnes souffrent et meurent, des millions de soignants travaillent dans des conditions très difficiles, des dizaines de millions de travailleurs risquent de perdre leur emploi. Mais l’échelle reste bien inférieure à celle des prochaines crises qui risquent d’arriver avec le changement climatique. Notre système agricole continue à fonctionner presque normalement, aucune ville n’a été submergée par les flots, aucune grande migration ou guerre n’a été déclenchée, et ce virus ne tuera jamais autant que la crise écologique : rien que la pollution de l’air fait presque 10 millions de morts par an dans le monde. Surtout, l’épidémie est temporaire, quand les perturbations du climat sont quasi éternelles. Comme le dit Juliette Nouel : “Le dérèglement climatique et l'effondrement de la biodiversité déjà en cours vont durer des siècles et donner lieu à une succession ininterrompue de crises telles que celle que nous vivons aujourd'hui.”
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Alors, y a-t-il des leçons à tirer de la manière dont on fait face au Coronavirus pour affronter la crise écologique qui s’annonce ?
Oui. Car aujourd’hui, on se rend compte que face au danger, on a la capacité individuellement et collectivement de changer de mode de vie. Et en particulier, que l’on est capables de sortir de notre modèle de consommation.
Le problème de notre modèle de consommation : le confort marginal
Nous avons tous des besoins fondamentaux : boire, manger, avoir un toit, se soigner, se chauffer, s’habiller... Et pour la plupart des gens dans les pays dits développés, ces besoins sont largement satisfaits. Alors nous pouvons aussi combler des besoins plus “artificiels” : s’acheter des baskets, partir en vacances, commander un téléphone, etc. Ces besoins sont parfaitement légitimes et on a tous le droit de les assouvir de temps à autre.
Mais le problème, c’est que depuis quelques années, notre consommation s’oriente vers des besoins encore plus artificiels, voire superflus, créés par la technologie, la publicité et le marketing : des besoins de “confort marginal”. Comme par exemple acheter des baskets stylées en plus de celles qu’on a déjà, acheter le dernier iPhone alors que le sien marche toujours, se doter d’une “enceinte intelligente” pour dicter sa liste de courses, avoir des écouteurs sans fils, etc. Ce phénomène s’est encore accentué depuis qu’une partie de l’économie se dédie uniquement à nous faire céder à notre plus grosse faiblesse : la flemme. En juste un clic, on peut faire venir un chauffeur, commander un repas, demander un service de pressing, se faire masser, demander à quelqu’un de faire le ménage chez nous, se faire livrer une bouteille de whisky…
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Pourquoi ce confort marginal est-il un problème ?
D’abord, parce qu’il ne nous apporte pas grand chose personnellement. Comme pour toute consommation, nous en retirons un plaisir de moins en moins élevé à mesure qu’on achète. Un peu comme pour une bière ou un soda bien frais : la première gorgée nous fait beaucoup de bien, mais plus on en boit, moins on l’apprécie.
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Mais le problème principal, c’est que l’impact social et environnemental, lui, est à peu près proportionnel à notre consommation :
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Exemples des problèmes que ça pose :
- Quand on s’achète une paire de baskets trop stylée dont on n’a pas vraiment besoin, ça ne change pas grand chose à notre vie mais ça a généré en moyenne 15kg de CO2, autant que chaque paire qu’on a déjà dans notre placard
- Quand on s’achète une paire d’AirPods alors qu’on avait déjà des écouteurs, ça nous évite certes que les fils s’emmêlent mais ça utilise des métaux rares type tungsten, lithium ou cobalt dont on n’a plus que quelques décennies ou siècles de réserves
- Quand on se fait livrer un repas via un clic sur une appli, ça nous évite le micro-effort de cuisiner ou de descendre chercher son repas, mais ça se fait au prix des conditions de travail parfois désastreuses des livreurs
Et franchement, c’est normal qu’on soit tenté de profiter de tout ce confort marginal : les entreprises ne nous montrent que les bénéfices qu’on va en tirer et masquent les conséquences négatives. Elles nous proposent de recevoir nos colis en moins de 24h sans nous préciser que ce type de livraison pollue plus qu’une livraison normale ou qu’elle induit une pression supplémentaire sur les livreurs. Quand elles vantent le style de leurs collections, les marques de mode n’évoquent jamais les conditions de travail terribles des personnes qui ont fabriqué leurs vêtement. Les entreprises de la tech nous font croire que ce sont des robots qui font le sale boulot alors qu’elles fonctionnent aussi grâce à des millions de travailleurs précaires invisibles.
Heureusement (sic), la crise du Coronavirus nous montre que renoncer à ce confort marginal est totalement dans nos cordes.
L'effort individuel
Ce dont le confinement nous fait prendre conscience, c’est que toutes ces consommations qui nous semblaient absolument “nécessaires” il y a quelques semaines ne sont pas si indispensables que ça. On se rend compte qu’on survivra sans le nouvel iPhone et qu’une paire de sneakers supplémentaire ne changera pas grand chose à notre vie. Et elles nous semblent presque indécentes, ces marques qui veulent continuer à nous vendre des objets à coups de promotions, de livraison gratuite et de “x% du chiffre d’affaires reversé à telle ou telle association”, quand on se rend compte que des gens mettent leur santé en danger pour qu’on puisse profiter de ces “bonnes affaires”.
Et si on accepte toutes ces restrictions, c’est parce que tous les médias font de la pédagogie sur les risques d’épidémie et qu’on comprend pourquoi c’est important. De la même manière, nous devons nous éduquer au maximum sur les impacts sociaux ou environnementaux de chacun de nos achats, ne pas se faire aveugler par les messages des marques et garder notre esprit critique. C’est beaucoup plus facile psychologiquement d’arrêter de se faire livrer des repas quand on a vu l’envers du décor.
En fait, il faut garder en tête que chaque achat est forcément un compromis entre trois dimensions : notre confort personnel, l’impact sur les autres et l’impact sur la planète.
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Bien sûr, aujourd’hui, on ne dirait pas non à un bon resto ou même à un mauvais concert. Mais pendant le confinement, on s’aperçoit de ce qui nous manque vraiment : voir nos proches, se balader ou être dans la nature. Alors si par le passé, on était assez privilégié financièrement pour se payer ce confort marginal (ce qui est loin d’être le cas pour tout le monde), cette quarantaine nous montre que nous pouvons y renoncer. Nous pouvons tendre vers un quotidien plus sobre qui ne nous rendra pas moins heureux :
- Passer moins de temps à acheter des choses, c’est pouvoir en passer plus à voir ses proches, apprendre, faire du sport…
- Moins prendre l’avion, c’est (re)découvrir à quel point les paysages français sont beaux et variés
- Acheter uniquement des fruits et légumes de saison, c’est apprendre à cuisiner de nouvelles choses
- Limiter ses dépenses, c’est pouvoir choisir un métier peut-être moins rémunérateur mais qui nous convient mieux
- Etc.
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Mais on ne va pas se mentir : à la longue, c’est difficile de changer de mode de vie tout seul si tous les autres continuent à vivre comme si de rien n’était. Pourquoi j’irais au boulot à vélo si je dois suffoquer dans les gaz d’échappement des voitures autour de moi ? Pourquoi je prendrais moins l’avion si je vois des gens revenir tout bronzés d’une semaine en Thaïlande ? En fait, si on est les seuls à faire les choses bien, on a un peu l’impression de perdre deux fois : non seulement c’est rageant de se priver de trucs dont les autres continuent à profiter, mais EN PLUS si les autres ne changent pas leur attitude, nos privations ne servent à rien.
N’est-ce pas injuste ? L’exemplarité du comportement est forcément épuisante sur le long terme.
L'effort collectif
Si le confinement est globalement bien accepté, c’est qu’il est imposé à la plupart d’entre nous. Bien sûr, certains vivent dans des conditions bien plus confortables que d’autres : c’est plus facile d’être confiné dans un 200 m2 ou dans sa résidence secondaire que si on habite une logement surpeuplé ou insalubre. Et bien sûr, beaucoup de personnes sont encore obligées d’aller bosser (personnel soignant, mais aussi celles et ceux qui tiennent les caisses des supermarchés, qui ramassent nos poubelles, livrent nos colis, etc.). Mais personne n’a le droit de voir ses amis, personne ne peut aller boire un café dehors, personne n’a le droit d’aller acheter des fringues ou d’aller chez le coiffeur.
Est-ce que vous seriez d’accord pour rester confiné aussi longtemps si vos voisins pouvaient sortir tous les soirs boire des verres avec leurs potes ?
En 2018, le gouvernement a essayé de réduire l’usage des voitures en augmentant la taxe carbone sur l’essence. Forcément, la mesure ne s’imposait pas de la même manière à tout le monde : cette taxe était une broutille dans le budget des plus riches mais très pénalisante pour beaucoup d’autres (sans compter qu’elle ne s’appliquait pas sur le kérosène des avions). C’était injuste, ça a donné les gilets jaunes.
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Il n’y a aucune chance pour que les mesures de lutte contre la crise écologique soient acceptées si elles accentuent les inégalités sociales.
Il ne peut y avoir de transition écologique sans justice sociale.
On a donc besoin d’une législation contraignante, qui s'impose de la même manière à tous, pour nous sortir du modèle de consommation actuel. Si l’Etat est capable de demander à la population un “effort de guerre” collectif pour lutter contre le Coronavirus, il doit être capable d’imposer plus de sobriété à l’ensemble des citoyens pour lutter contre la crise climatique. Comme par exemple :
- Interdire certaines formes de publicités (ex : dans l’espace public, avec des écrans vidéos, qui ciblent les enfants…)
- Mettre en place une tarification progressive de l’énergie1 pour éviter le gaspillage
- Pénaliser l'obsolescence programmée et obliger les industriels à garantir les objets sur une longue durée
- Obliger les marques à mettre en place une note environnementale sur leurs produits qui tienne compte de la durabilité (y compris sur les marques de prêt-à-porter)
- Interdire l'importation de certains produits superflus (franchement, a-t-on besoin de faire venir des haricots verts du Kenya ou des roses d’Equateur ?)
- Envisager l'instauration de quotas de CO2 par personne (pour inciter par exemple les gens à moins prendre l'avion)
- Limiter certains types d’industries trop polluantes (ex : déploiement de la 5G) ou de véhicules trop polluants (ex : limiter leur poids pour arrêter de fabriquer des SUVs toujours plus lourds)
Ces efforts vous paraissent liberticides ? Vous avez l’impression qu’on vous décrit une “dictature verte” ? une “écologie punitive” ?
N’oublions pas que plein de restrictions jugées à une époque liberticides nous paraissent aujourd’hui aller de soi et ont permis de sauver un sacré paquet de vies : l’interdiction de fumer dans les lieux publics, l’obligation de mettre sa ceinture de sécurité... Et cette fois, on ne parle pas juste de sécurité personnelle, mais de notre survie de tous. Est-ce que notre liberté ne s’arrête pas là où commence la destruction de l’environnement ?
Bon, mais qu’est-ce qu’on peut faire individuellement pour que de telles mesures soient prises ? On ne vous apprend rien : vous pouvez d’abord voter. Mais si ça ne suffit pas (et on ne peut que constater que c’est le cas), il y a d’autres moyens de mettre la pression sur les gouvernements : aller manifester, s’engager dans des lobbys citoyens, rejoindre des associations locales qui luttent pour la préservation de la biodiversité ou pour l'entraide vis-à-vis des plus précaires. En fait, à chaque fois qu’on a accès à un petit bout du pouvoir, il faut en profiter pour essayer de faire pencher la balance du côté de l’écologie.
Mais bon, on sait bien que pour que les choses changent vraiment, les mobilisations citoyennes ne sont pas suffisantes : les entreprises, elles aussi, doivent bouger.
L'effort des entreprises
En juin 2019, la marque Tropicana a fait une étude sur les attentes des consommateurs, et apparemment ce que le client lambda veut, c’est des bouteilles transparentes. Et comme “le client est roi”, ni une, ni deux, ils sont passés de briques en carton à des bouteilles en plastique. Comme l’entreprise l’affirme elle-même sur un post Medium, même si elle a choisi du plastique partiellement recyclé, son seul objectif était de satisfaire le consommateur. Ce qui veut dire que le bilan carbone n’entrait pas en ligne de compte dans les critères de décision.
Ce dogme du “client roi”, du “customer first” ne peut plus continuer. Il ne peut pas y avoir 7 milliards de rois sur notre planète.
Si une entreprise veut réellement lutter contre la crise écologique, elle doit tenir compte des dimensions sociales et environnementales pour chacune de ses décisions, même si ce n’est pas ce que demande le client et même si elle n’en tire pas un bénéfice économique (on en a déjà longuement parlé si le sujet vous intéresse).
Et puis franchement, traiter quelqu’un comme un roi, ça en fait rarement quelqu’un de bien. Les personnes “en première ligne”2 (vendeurs, vendeuses, caissiers, caissières, personnes des services après-vente, des call-centers, des guichets, etc.) font souvent les frais de ces clients “rois” qui pensent que tout leur est dû. Et même pour les marques, ce n’est pas vraiment stratégique de traiter leurs clients “comme des rois”, en étant obséquieux, opaques, terrifiés par leur sentence, tout en essayant de leur vendre des trucs dont ils n’ont pas besoin. Au final, on préfère toujours ceux qui nous traitent avec franchise et bienveillance.
Bonne nouvelle : ce que nous montre la crise actuelle, c’est que les entreprises, elles aussi, sont capables de se mobiliser, de dépasser leurs simples objectifs financiers et d’arrêter juste de penser à leur “expérience client”. On observe des élans de solidarité qu’on n’avait jamais vu avant, à l’image d’une partie du secteur textile qui a réorienté sa production vers la fabrication de masques.
Profitons de cette crise pour changer de monde
Cette crise du coronavirus est une catastrophe humaine, mais elle a le mérite de révéler des dysfonctionnements de notre société que nous ne pouvons plus ignorer.
Nous nous rendons collectivement compte (en vrac) de l’importance de donner des moyens à notre système de santé, qu’il est essentiel de revaloriser certains métiers (et pour notre part, à quel point les nôtres peuvent être superflus) ou que certaines inégalités sociales sont insupportables.
Mais nous réalisons aussi que, pour le bien commun, nous sommes capables de choses que nous pensions impossibles il y a à peine 10 jours, au niveau individuel, collectif et même au sein des entreprises. En nous montrant qu’on peut sortir de notre modèle de consommation actuel, ce Coronavirus est une occasion (et peut-être la dernière que nous ayons) de changer les choses.
Renoncer à notre confort marginal ne suffira pas à résoudre la crise écologique : il faut qu’il y ait des changements systémiques qui ne peuvent être opérés qu’à l’échelle de l’Etat : décarboner le système agricole, la production électrique, la construction des bâtiments, etc. Par contre, ce qui est certain c’est qu’on ne pourra affronter cette crise écologique sans renoncer à notre confort marginal. La bonne nouvelle : c’est beaucoup plus facile que de renoncer à nos libertés fondamentales.
Quelques lectures qui nous ont inspiré pour écrire cet article, à lire si vous souhaitez aller plus loin :
- Les Besoins Artificiels, de Razmig Keucheyan
- Les Possédés, de Lauren Boudard & Dan Geiselhart
- Vers la Sobriété Heureuse, de Pierre Rabhi
- L'essentialisme ; faire moins mais mieux ! l'art d'être réellement efficace de Greg Mckeown
Et comment est-ce qu’on fait pour que vous renonciez au confort marginal chez Loom ? On considère bien sûr le client comme très important, mais pas comme un roi non plus. Par exemple :
- on ne propose pas de livraison express mais une livraison Colissimo en deux ou trois jours. C’est peut être un peu moins “pratique” mais ça évite 1- d’avoir des camions moins remplis et donc de polluer 2- de mettre une pression inutile sur les livreurs
- nos emballages sont en kraft et pas en plastique. Ils arrivent parfois un peu déchirés chez les clients, mais leur bilan carbone est meilleur
- on ne propose plus de vêtements “easy-care”, comme des chemises qui n’ont pas besoin d’être repassés. C’est moins pratique pour nos clients mais c’est mieux, pour leur santé et pour l’environnement.
Notes
1 L'exemple californien montre que c'est possible et que ça peut avoir un impact énorme sur la consommation d'électricité, tout en protégeant les plus démunis.
2 Et cette période met particulièrement en lumière pourquoi ce sont ces personnes qui devraient être traités avec le plus d’égard.
Qui on est pour dire ça ?
Vous êtes sur La Mode à l’Envers, un blog tenu par la marque de vêtements Loom. L'industrie textile file un mauvais coton et c'est la planète qui paye les pots cassés. Alors tout ce qu’on comprend sur le secteur, on essaye de vous l’expliquer ici. Parce que fabriquer des vêtements durables, c’est bien, mais dévoiler, partager ou inspirer, c’est encore plus puissant.
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